Le village agricole de Ghor Haditheh, au bord de la mer Morte, ressemble
à un champ de bataille après un bombardement. De longues
fissures cisaillent le sol.
Des dizaines de trous, profonds et larges
de trente mètres, semblent avoir aspiré les champs, les
routes, les maisons.
Par endroits le sol se dérobe
littéralement sous les pieds. Les paysans continuent tout de
même à travailler ce qui reste de leurs terres, en
espérant l'aide de Dieu, et l'arrivée du "red-dead".
L'expression désigne un projet colossal : la construction d'un
canal entre la mer Rouge et la mer Morte, qui permettrait de sauver
cette dernière. Attendu depuis des décennies, il est
à nouveau d'actualité.
C'est en effet la lente asphyxie de la mer Morte qui dévaste
son rivage. Depuis les années 1960, le plan d'eau le plus
salé au monde a perdu un tiers de sa surface. Son niveau baisse
d'un mètre par an.
Toute la dynamique de l'eau dans le sous-sol
en est modifiée, ce qui a déjà
entraîné un millier d'effondrements de terrain sur son
pourtour. Le paysage aussi a changé.
En se retirant, la mer
laisse apparaître de grandes plages de boue brune, truffée
de cristaux de sel, où les baigneurs s'enfoncent jusqu'aux
genoux avant de se laisser porter par l'eau salée.
La
cause de cette asphyxie est visible à quelques dizaines de
kilomètres, au bord du Jourdain. Le cours d'eau qui
sépare la Jordanie d'Israël était la principale
source d'approvisionnement de la mer. Il n'en reste plus grand-chose.
Sur le site présumé du baptême du Christ - l'un des
rares accessibles au public, le fleuve étant une zone militaire
-, les visiteurs découvrent une petite rivière boueuse,
d'un vert opaque. L'eau est quasiment stagnante.
Le débit du Jourdain atteignait 1,3 milliard de m3 par
an dans les années 1950. Il est tombé à 200
millions. Nous sommes dans l'une des régions les plus
sèches au monde. Israël, la Syrie, la Jordanie captent la
moindre goutte de pluie avant qu'elle n'atteigne le fleuve, pour
irriguer les champs et approvisionner les villes.
Le
réchauffement climatique amoindrit encore son débit. Il
ne reste au Jourdain que les eaux usées rejetées dans son
lit. Sans le savoir, les visiteurs qui pieusement touchent l'eau du
fleuve biblique trempent leurs mains dans un égout.
Si
rien n'est fait, la mer Morte aura disparu dans trente ans. Selon les
écologistes de Friends of the Earth Middle East, il faudrait
laisser l'eau couler à nouveau dans le Jourdain. "Il est
tout de même incroyable qu'un fleuve aussi important dans
l'histoire humaine ne bénéficie pas de plus d'attention", s'insurge Abdel Rahman Sultan au nom de cette ONG.
Mais les autorités jordaniennes écartent cette hypothèse, au profit de la construction du "red-dead canal".
Le projet vient de franchir une étape importante : des
études de faisabilité technique et d'impact
environnemental ont été lancées, en mai, sous
l'égide la Banque mondiale. Elles dureront dix-huit mois.
Le canal, long de 180 km, serait construit entièrement en
territoire jordanien, entre Akaba et la mer Morte.
Environ deux
milliards de m3 seraient prélevés chaque
année. La moitié approvisionnerait la mer Morte. L'autre
partie serait dessalée, et alimenterait en eau douce la
Jordanie, pour les deux tiers, et Israël et les territoires
palestiniens, pour un tiers.
La mer Morte étant une cuvette
naturelle située à 400 mètres au-dessous du niveau
de la mer - c'est le point le plus bas du globe -, la
déclivité permettrait de produire par
hydroélectricité l'énergie nécessaire au
dessalement.
Les autorités jordaniennes soulignent l'intérêt international du canal. "Le sort de la mer Morte n'intéresse pas que nous, affirme Mousa Jamaa'ani, directeur de l'autorité gestionnaire de la vallée du Jourdain. C'est un site unique. Les principales religions sont nées dans la région."
Elles mettent également en avant son bénéfice politique potentiel. "C'est un projet essentiel pour renforcer la paix dans la région", poursuit M. Jamaa'ani.
Mais
en Jordanie, où la pénurie d'eau atteint des proportions
dramatiques, il apparaît tout simplement indispensable. "Nous n'avons pas le choix, tranche Raed Abu Saoud, le ministre de l'eau et de l'irrigation. C'est une question de survie." Le ministre se dit "sûr à 100 %" que le canal se fera. "Je ne vois pas quel problème majeur pourrait l'arrêter", affirme-t-il.
Les
obstacles sont pourtant nombreux. Quel sera l'impact de l'apport massif
d'eau de mer sur l'écosystème très particulier de
la mer morte ? Et celui de l'extraction d'eau dans le golfe d'Akaba,
réputé pour ses fonds sous-marins ?
Pour M. Raman de
Friends of the Earth, "avant de s'aventurer sur un terrain aussi
risqué, il faut regarder l'ensemble du tableau, à savoir
la gestion de l'eau dans la région". L'irrigation accapare 70 % de la ressource.
Par
ailleurs, l'engagement d'Israël n'est pas acquis. Le pays dispose
d'un littoral important, qui lui permet de dessaler de l'eau de mer. Le
canal n'est donc pas une urgence. Le président israélien
Shimon Pérès le soutient fortement, y voyant un symbole
de l'espoir de paix dans la région, mais les débats sont
importants dans le pays.
Dernier obstacle, et non des moindres,
son coût. Les dernières estimations atteignaient 3,7
milliards d'euros. La Jordanie n'a pas les moyens de le financer.
Plusieurs montages sont possibles. Un financement international est
envisageable, mais, même en cas de succès, la construction
risquerait d'attendre de longues années. Pressées, les
autorités jordaniennes évoquent la piste d'un partenariat
public privé.
L'entreprise rentabiliserait les fonds investis en
exploitant le canal pendant un temps donné, avant de le
rétrocéder au gouvernement. Reste à savoir
à quel prix l'eau serait alors vendue aux populations.
Source : Le Monde