Dans ce petit village du Moyen Atlas, la construction d’une usine de mise en bouteilles de l’eau de la source provoque manifestations et procès
En cette heure de labeur aux champs, Ben Smim sommeille. Une mosquée, une école, un dispensaire, des maisons en pisé et en brique. Ce village de 3 000 habitants, à 70 km de Fès, contraste avec les terres alentour, arrosées l’automne dernier par des pluies que le Maroc n’avait pas connues depuis trente-cinq ans.
« Ce vert, c’est trompeur », avertit Moulay Ali Tahiri, 72 ans. Ce doyen de la zaouia (communauté religieuse et tribale) de Ben Smim est, avec une dizaine de villageois, poursuivi par la justice pour s’être opposé à la construction d’une unité de mise en bouteilles de la source d’eau.
Depuis le début des travaux en 2006, des manifestations populaires, réprimées par les forces de l’ordre, n’ont pas empêché l’usine de sortir de terre. Des bulldozers s’activent encore à flanc de colline, et l’exploitation devrait commencer « d’ici à l’été », annonce le Français Nicolas Antaki, directeur de l’Euro-Africaine des eaux (EADE).
Créée en 2001, cette société marocaine a signé en 2005 un contrat avec le royaume, détenteur à 60 % de la source Ben Smim, et devrait produire une centaine de millions de litres d’eau en bouteilles par an.
« Qu’est-ce qu’on va y gagner ? L’été, on n’a presque plus une goutte pour abreuver les bêtes », déplore, entre deux coups de bêche, Abdellah Adghoghi.
Dépendants d’une agriculture quasi vivrière, dans un pays en situation de stress hydrique (700 m3 par habitant et par an) dont la majorité des ressources en eau est absorbée par les exportations agricoles, les habitants s’inquiètent. À Ben Smim, la moitié des terres est en jachère une année sur deux.
« La
saison dernière, on a perdu 15 % du cheptel. Sans eau ni herbe,
on a dû vendre des bêtes à des prix
dérisoires pour acheter du fourrage », dit Moulay Ali
Tahiri.
«
Le débit que nous a accordé la direction du bassin
hydraulique de Sébou est de 3 litres/seconde. Or, le
débit moyen de la source de Ben Smim est de 80 litres/seconde,
20 en période de sécheresse », rassure Nicolas
Antaki.
« Le loup est dans la bergerie. Au Maroc, le paysan n’est rien », avertit l’économiste Mehdi Lahlou, fondateur de l’Association marocaine pour un congrès mondial de l’eau (ACME). « La procédure réglementaire suivie garantit la transparence », estime pour sa part Mokhtar Bzioui, du Conseil mondial de l’eau, ancien responsable à la Direction nationale de l’hydraulique. « On n’a pas confiance ! », tranche Moulay Ali Tahiri.
« Une enquête a été faite avant la signature du contrat et tout le monde était favorable », rétorque Nicolas Antaki, excédé par les allégations selon lesquelles son entreprise dissimulerait des intérêts haut placés. « J’ai mis huit ans à suivre la procédure administrative, qu’on ne vienne pas dire que je profite de passe-droits ! »
Au village, on doute des bienfaits de l’usine pour cette région où le chômage touche pourtant les jeunes de plein fouet. « Il a parlé de 200 emplois. Mais tout sera mécanisé ! Douze personnes y travailleront », ironise Moulay Ali Tahiri. « Je refuse de rentrer dans ce jeu, riposte l’investisseur.
Mais, pour tous les postes industriels, je n’ai pas intérêt à faire venir à mes frais des gens d’autres régions. » Une usine, les villageois n’ont rien contre, « mais pas si elle prend juste notre eau, lance cette femme en djellaba rose.
C’est sacré. » « Nos petits pois et nos haricots sont mis en boîte à Tanger, pourquoi pas ici ? », interroge Moulay Ali Tahiri pour montrer qu’il n’a « rien contre le développement ». Nicolas Antaki met en avant les « 10 millions de dirhams de taxes » (900 000 €) que l’EADE devrait verser par an à la commune de Ben Smim.
Une manne pour financer des projets. « À commencer par la réparation de cette seguia (rigole) de bric et de broc par laquelle est acheminée l’eau des agriculteurs, et qui cause une majorité de pertes ! »
Moulay Ali Tahiri refuse de voir la collectivité locale, regroupant 11 tribus opposées par « de vieilles rivalités », gérer et partager un budget qui revient à la seule zaouia de Ben Smim, assure-t-il en brandissant un vieux dahir (décret royal) de Mohammed V, grand-père de l’actuel souverain.
« L’eau appartient à l’État, pas à une communauté », rétorque Nicolas Antaki. « Ça ne veut pas dire qu’il peut marchander ce bien public », estime Mehdi Lahlou. L’association ACME a intenté un procès. « Elle a été déboutée par le tribunal administratif de Meknès, conclut l’entrepreneur. Un contrat est un contrat. »
Source : La Croix
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