Si l’opacité demeure au Maroc et en Algérie, la Tunisie brise l’omerta :
ses chefs d’entreprises doivent désormais publier leurs salaires.
Enquête sur les rémunérations des principaux dirigeants des trois pays.
Après le 30 mars, rien ne sera plus comme avant pour les entreprises
tunisiennes. Et surtout pour leurs managers. L’opacité qui recouvrait
les salaires des patrons de PME, d’entreprises publiques ou de sociétés
cotées à Tunis sera levée, et les dirigeants de la soixantaine de
compagnies cotées en Bourse seront en première ligne.
Le code des
sociétés, amendé, impose désormais aux commissaires aux comptes de
mentionner les salaires versés aux principaux dirigeants des entreprises
qu’ils auditent. Ce sera donc chose faite pour les bilans 2009, qui
doivent être déposés au plus tard le 30 mars au ministère des Finances.
D’ores et déjà, les assemblées générales qui suivront (jusqu’à la
mi-mai) s’annoncent agitées. « Cette obligation entraînera surtout
beaucoup de voyeurisme de la part des petits porteurs et constituera un
sujet de polémique », redoute Lilia Kamoun, consultante chez Tunisie
Valeurs.
Toutefois, cette obligation ne porte que sur le salaire versé par le
holding à un patron. Les autres rémunérations, qu’il perçoit des
filiales de son groupe, ne seront pas dévoilées. Il n’empêche.
L’initiative des autorités tunisiennes, une première au sud de la
Méditerranée, lèvera le voile sur un sujet sensible au Maghreb.
Si le
Maroc s’enorgueillit d’être plus ouvert à l’économie de marché que
l’Algérie ou la Tunisie, d’accueillir davantage de multinationales et
d’en calquer le fonctionnement, le sujet reste tabou. Avec une
rémunération de 1,45 million d’euros en 2009, Abdeslam Ahizoune, PDG de
Maroc Télécom, est sans doute le patron du secteur privé le mieux payé
du Maghreb.
Mais c’est uniquement parce que l’opérateur de
télécommunications est une filiale du groupe Vivendi – coté à la Bourse
de Paris et soumis à ce titre à des contraintes strictes en matière de
gouvernance – que le salaire d’Abdeslam Ahizoune est sur la place
publique.
Abdeslam Ahizoune, le patron de Maroc
Télécom, a perçu 1,45 million d'euros en 2009.
Culte du secret en Algérie
Même pudeur à Alger. « Aucune loi n’oblige à publier les salaires
dans le secteur privé », confirme une avocate d’affaires installée dans
la capitale. « C’est l’opacité la plus totale », surtout, comme
ailleurs, « pour la rémunération des patrons de PME locales », renchérit
un spécialiste du recrutement.
Et c’est seulement dans les périodes
troublées, comme celle que connaît Sonatrach, la première entreprise du
pays, que le salaire du patron sort de la clandestinité.
Avant d’être
impliqué au début de l’année dans une affaire de corruption et de
malversations, Mohamed Meziane, le PDG de Sonatrach, percevait un
salaire annuel de 71 000 euros.
A la tête de la Sonatrach jusqu'à la
mi-janvier 2010, Mohamed Meziane percevait un
salaire annuel de 71 000
euros.
Face à ce culte du secret, la démarche tunisienne détonne et n’a
guère été appréciée des patrons. Mais elle reflète une volonté de
transparence qui doit rassurer les investisseurs étrangers. « Même si
les entrepreneurs restent divisés sur la question, la publication des
salaires des dirigeants ne devrait pas être prise avec autant
d’inquiétude, cela fait partie de la mise en place d’une culture de
transparence pour les entreprises, et la chose deviendra très vite
extrêmement banale », assure Mohamed Ennaifar, un expert-comptable
tunisien. Prenant les devants, Abdelwahab Ben Ayed, le fondateur du
groupe Poulina, a divulgué sa fiche de paie le 19 mai 2009 lors de la
présentation des résultats annuels. Le patron du premier groupe privé du
pays a perçu 305 700 euros en 2008. Soit 24 300 euros par mois. Ce qui
représente 136 fois le salaire minimum (178 euros). Un outing imité par
Fethi Hachicha, le PDG d’Electrostar : 33 300 euros par an. Avec un
salaire annuel de 19 700 euros, Nabil Chettaoui, le PDG de la compagnie
Tunisair, se situe dans la fourchette des salaires pour les entreprises
publiques, qui s’étend de 12 800 à 25 600 euros.
Abdelwahab Ben Ayed, PDG de Poulina,
est le premier patron tunisien à révéler son salaire : 305 700 euros en
2008.
Le pli est pris. Adwya, le premier groupe pharmaceutique tunisien
privé, a annoncé le 23 mars avoir versé 34 700 euros d’émoluments ainsi
que la mise à disposition d’une voiture et de 2 000 euros d’indemnité
carburant à Moncef el-Materi, son directeur général.
Au même moment,
Modern Leasing a dévoilé la rémunération d’Ali Hammami, le directeur
général de cette filiale de la Banque de l’habitat, spécialisée dans le
financement. En 2009, il a perçu 34 400 euros brut ainsi qu’une prime
d’intéressement et il dispose d’un véhicule de fonction.
Quant au
directeur général adjoint, il a bénéficié de 25 800 euros brut et
profité d’une voiture de fonction. Les émoluments de la direction de
Modern Leasing ont représenté 11,07 % de la masse salariale de
l’entreprise en 2009, contre 2,18 % pour Adwya.
Plus globalement, selon une enquête du cabinet tunisien Sigma Conseil
publiée en février, la rémunération annuelle brute d’un dirigeant en
Tunisie se situe entre 15 300 euros et 189 300 euros, avec une moyenne
de 44 500 euros.
L’industrie pétrolière est la plus généreuse. Ses
dirigeants perçoivent 153 000 euros par an en moyenne. La banque arrive
ensuite (140 000 euros), puis viennent les industries du bâtiment
(104 000), les mines (77 000) et l’hôtellerie (74 000). Les transports
et les services sont en queue de peloton avec 26 300 euros.
Difficile de comparer avec l’Algérie. « Nous n’avons aucune donnée
sur ce sujet, il faut voir directement avec les dirigeants des
sociétés », répond le Forum des chefs d’entreprise (FCE), l’organisation
patronale la plus en vue.
Selon le cabinet de ressources humaines
Mercer, la rémunération annuelle moyenne des patrons algériens s’est
établie à environ 62 000 euros – 70 900 euros, primes et bonus compris –
en 2009 (voir tableau).
L’étude sur les salaires des patrons algériens,
consacrée à la rémunération des 1 280 dirigeants d’entreprises
publiques évoluant dans le secteur concurrentiel, a été réalisée en 2007
par l’économiste Ahmed Koudri. De 503 à 2 000 DA il y a trois ans, leur
rémunération se situe aujourd’hui entre 1 000 et 2 500 euros par mois.
« Les salaires se rapprochent du privé », note l’auteur.
Source : Jeune Afrique